Affalée parmi les coussins de soie, Aerynn s'étira langoureusement sous l'oeil désabusé de Dren. La jeune femme avait troqué l'armure de cuir qui l'avait si fidèlement servie durant leur périple depuis Bree au profit d'une fine robe de soie sauvage mettant en valeur ses formes harmonieuses. Un généreux présent de leur hôte. Le profond décolleté découvrait à loisir sa gorge et permettait d'admirer, aussi, la fine amulette qu'elle portait autour du cou. D'argent ciselé, elle était ornée du loup hurlant de la Maison Blanchétoile.
Observant la cité d'Esgaroth par la fenêtre, Dren porta à ses lèvres la petite flasque qui ne le quittait jamais. Une rapide lampée, puis le contenant revint se nicher à sa place, sous le pourpoint de cuir épais usé par les ans. Malgré l'accueil détendu et affable que leur avait accordé Maître Ascarnil, de la Maison Imrahad, il n'oubliait à aucun instant qu'ils étaient dans l'un des établissements de la Corporation de Thorond. Dans la gueule du loup ? Un sourire ironique éclaira ses traits un bref instant : n'étais-ce pas plutôt eux les loups ? En ce cas ils demeuraient... dans la bergerie ?
Le faucon leur était parvenu au lendemain de leur arrivée à Esgaroth. Rédigée dans le langage de bataille des Blanchétoile, la missive qu'il leur apportait était des plus explicites. Le Patriarche de la Corporation avait fait assassiner son propre fils, et Ser Raeniel avait considéré l'acte comme une déclaration de guerre à l'encontre de la Maison Blanchétoile et donc du Covenant.
Aussi puissante que soit la corporation marchande, ce vieux fou de Thorond n'avait pas réalisé qu'il ne s'en prenait pas là à une simple maison marchande rivale, mais à une alliance politique, économique et militaire contre laquelle il n'avait aucune chance de l'emporter. Que pourraient faire ses quelques gardes et assassins face aux Lames du Covenant voire, si l'entreprise devait rester cantonnée à une guerre de l'ombre, aux Gardiens ?
Le conflit rendait néanmoins leur mission d'origine caduque. De négociants venus discuter d'un éventuel partenariat commercial, ils étaient désormais... quoi, au juste ? Du seul bon vouloir d'Aerynn dépendait la suite de la mission. Voilà qui ne manquerait sans doute pas d'épicer celle-ci.
« Que comptez-vous faire à présent ? »
La jeune femme afficha un sourire radieux à l'attention de son si dévoué protecteur.
« Je compte bien me prélasser ici encore un jour ou deux, le temps de profiter de la si aimable hospitalité de notre hôte.
- Une chance qu'il ignore tout de la guerre qui oppose désormais nos deux Maisons.
- Pour nous, ou pour lui ? »
Le rire d'Aerynn ponctua sa pique, aussi limpide et clair que l'eau d'une cascade de montagne. Son interlocuteur se contenta de boire une nouvelle gorgée à sa flasque, n'affichant en retour qu'un maigre sourire.
« Cela risque de faire du vilain, Aerynn.
- N'ais crainte, Dren. Une nuit devrait me suffire pour finir de récolter les dernières informations qu'il me faut quant aux affaires de notre hôte : contacts, ressources, fournisseurs et voies empruntées par ses caravanes. Ensuite, losqu'il n'aura plus guère de secret pour moi, nous prendrons congé. Et je me ferais un plaisir de lui expliquer pourquoi je mets un terme à nos négociations.
- Si je ne m'abuse, l'homme peut tout aussi bien nous laisser partir sans encombre... ou tenter de nous jeter au fond d'un cul de basse fosse. Au mieux. Je n'aimerai guère avoir à verser le sang de notre hôte.
- Allons, Dren. Oserait-il navrer une demoiselle de ma condition par de si viles méthodes ?
Un sourire des plus innocents éclaira les doux traits d'Aerynn, qui cligna doucement des paupières sur ses grands yeux pers. Le regard d'une biche implorant le chasseur de l'épargner, auquel il était impossible de rien refuser, il ne le savait que trop. Qui, en un tel instant, aurait soupçonné, la louve ô combien féroce qui se dissimulait derrière ce visage angélique ? Dren poussa un long soupir résigné.
« Je vois que vous avez déjà tout prévu. »
La jeune femme sourit de nouveau. Mais seule une farouche détermination se lisait désormais dans ses prunelles.
« Mes plans sont prêts, en effet. D'ailleurs ton aide me sera évidemment précieuse. Dès demain, tu commenceras à parcourir la ville. L'un de nos Gardiens t'aidera à établir les contacts nécessaires. Nous aurons besoin d'un local, d'entrepôts et surtout de gens solides sur qui nous appuyer. Deux ou trois marchands d'expérience, mais surtout une bonne dizaine d'hommes d'armes prêts à en découdre en cas de besoin. ».
Dren hocha la tête, lentement.
« Dois-je en conclure qu'à défaut de travailler avec le comptoir de Thorond à Esgaroth, la Compagnie de Bois Argenté escompte fonder le sien propre ? »
La jeune femme se contenta d'un sourire.
« Mon frère aîné est enfin revenu, Dren. Et il compte sur nous pour développer l'œuvre de notre père ici.
- L'œuvre de... »
Dren baissa les yeux avant de boire, plus longuement cette fois, prenant la mesure de tout ce que ces simples mots sous-entendaient.
« Mes Lames sont vôtres, Aerynn Blanchétoile. Comme elles furent à votre père, Ser Etanhiael... »
*
* *
Deux semaines plus tard à peine, la bannière de la Compagnie de Bois Argenté était déployée à l'entrée d'un grand hôtel particulier, sur la cour duquel s'ouvraient deux entrepôts de belle taille et des écuries. Le Comptoir d'Esgaroth ouvrait ses portes, œuvrant d'ores et déjà à collecter les nombreux produits qui seraient ensuite expédiés vers Bree. Epices des riches terres du Sud, vin du Dorwinion, fines soieries,... la Compagnie de Bois Argenté pourrait bientôt offrir nombre de produits exotiques aux habitants du Pays de Bree. Tout du moins, dès que la route commerciale y menant serait enfin praticable...